Pour une approche critique de la culture scientifique et technique au service de l’éducation populaire

La société contemporaine est saturée de technologie. Ce constat n’est pas récent. L’effet de système produit par l’imprégnation technologique atteint cependant un tel degré qu’il est impératif d’en tenir compte de façon critique. Ainsi, au fil de son déploiement, épaulée par la science, la technologie met en œuvre des mécanismes et procédés qui modifient considérablement notre relation à notre environnement et à nous-même, en tant qu’individus et communautés. Elle peut également porter atteinte à la cohésion même de la société et du cadre de vie commun au vivant, en imposant des orientations souvent irréversibles, rarement soumises à une étude d’impact globale et à une procédure démocratique.

Face à ce constat, divers positionnements sont possibles, de l’adhésion sans condition au rejet viscéral. Entre ces deux pôles, un gradient d’inclination et de répulsion s’exprime dans la population sans que l’opinion résultante soit toujours fondée, autant que possible, sur une connaissance objective des enjeux et un avis éclairé. La complexité du développement scientifique et technique suffit à expliquer que la réflexion sur ses enjeux soit, au mieux, abandonnée aux promoteurs de ce développement, quand ceux-ci s’en donnent la peine.

L’information et la réflexion sur les modalités du développement scientifique et technique sont indispensables à la réalisation d’un projet de société fondé sur un idéal démocratique. Elle doivent être diffusées auprès du plus grand nombre, pour que chacun s’en empare et fasse sien le questionnement du progrès en tant qu’outil critiquable et non comme un absolu irréfragable.

Menée dans une démarche d’éducation populaire, propre à former des citoyens autonomes dans leur appréhension du monde et leurs choix, la diffusion de la culture scientifique et technique (CST) est un outil puissant au service de cette ambition. La CST ne peut cependant pas se limiter à décrire les développements scientifiques et techniques actuels. Elle doit élaborer et fournir des outils intellectuels, un corpus de connaissances et des méthodes pour permettre aux profanes de se faire une opinion sur des sujets par ailleurs considérés comme trop complexes pour être soumis au champ démocratique. Au contraire, le déploiement des technologies doit être appréhendé au coeur de l’espace public, en associant politiques, spécialistes et profanes. Une telle démarche existe déjà, balbutiante et souvent contrariée, et elle peut être alimentée par des initiatives nombreuses et diverses pour la renforcer.

Entre science et technique : une science protéiforme

Science et technique se côtoient dans la culture scientifique et technique (CST) et il est utile de les distinguer pour bien définir l’objet de la CST. Qu’est-ce que la science et comment se définit-elle par rapport à la technique ? On ne pourra pas répondre à cette question en un seul article mais il est possible de poser des jalons. Au premier abord, le terme « science » peut apparaître nébuleux et il est pratique et logique de se référer à l’origine du mot.

Étymologiquement, « science » ramène à la connaissance et au savoir, depuis le latin scientia. Si l’on veut distinguer la science de la technique, la science peut se définir en première approximation comme l’ensemble des savoirs conceptuels construits et transmissibles, indépendamment de leurs conditions de production et de leur fiabilité. Pour qu’un tel savoir existe hors de l’individu qui l’acquiert, par exemple par la réflexion, l’observation et/ou l’expérience, il faut qu’il puisse être transmis. Dès lors, si l’on accepte que la formalisation et le partage des savoirs sont des pierres fondatrices de la science, celle-ci est intrinsèquement liée au langage. L’émergence d’une science primitive ne peut être envisagée qu’après le développement d’un langage permettant la transmission d’idées. Il y a dès lors des conditions biologiques et culturelles à l’existence de la science : des possibilités biologiques d’élaborer et utiliser un langage, quel qu’il soit, et des conditions culturelles ou sociales pour que ce langage s’épanouisse.

Il ne faut pas en déduire pour autant qu’une proto-science mobilisant des abstractions est apparue chez nos ancêtres dès lors que l’aptitude à parler apparût. Au delà de son apparition, à propos de laquelle il existe diverses théories, le langage s’est probablement construit comme moyen d’améliorer la coopération entre individus d’une même espèce. Dans cette perspective, le langage est une fonction biologique avancée et peut presque être considéré comme une technique sans outil car le cerveau, le larynx et les organes associés ou toute autre partie du corps servant au langage ne sont pas des outils. Ce peut être une technique en tant qu’usage, par son caractère transmissible et donc culturel. Si l’on admet cette proposition, la science dérivant du langage, on peut considérer qu’elle se constitue en filiation de la technique, dans ses conditions de réalisation. L’état actuel des connaissances accorde la capacité langagière  à Homo Habilis qui a vécu il y a deux millions d’années [1]. Cette datation pourra être comparée à celle des premiers outils façonnés par l’homme ou ses ancêtres pour discuter de l’antériorité de la technique sur le langage, la technique pouvant se transmettre sans langage. Ce raisonnement qui peut paraître oiseux pose quelques bases de réflexion sur les interactions primitives entre science et technique et permet d’amorcer une réflexion plus poussée sur leurs relations. Le langage étant l’instrument du partage du savoir conceptuel, il apparaît dès lors une  relation fondamentale : pas de science sans instrument et donc sans technique.

Il faut tout de même revenir sur le caractère hybride du langage, entre nature et culture. Tout être humain naît avec l’aptitude biologique au langage mais ceci ne lui suffit pas pour parler. Le petit d’homme doit en effet apprendre à maîtriser cette aptitude et la développer dans un cadre collectif et donc culturel spécifiques. Tous les humains n’utilisent pas le même langage, variable selon le lieu et l’époque, et ceci est également vrai pour toutes les espèce animales qui communiquent.  Toutes portes enfoncées, ceci interroge la pertinence de la distinction entre nature et culture, très occidentale et qui n’est pas partagée par toutes les sociétés humaines.

Au delà de l’étymologie, la philosophie nous renseigne également sur le sens donné à la science au cours du temps. Pour aborder et développer le concept de science dans cet article consacré au couple science et technique, il faut prendre de la distance par rapport au cadre de pensée contemporain et se placer dans une perspective historique sur le temps long. Ceci implique de renoncer à ce qui caractérise notre science, essentiellement occidentale et extrêmement récente au regard de l’histoire de l’humanité. Ici, la science ne se définit pas en validation d’un savoir mais par la nature de ce savoir qui se pose comme représentation et compréhension du monde, relative, temporaire et plus ou moins pertinente.

Pour Aristote, au IVe siècle avant notre ère, la science s’intéresse à la nature ontologique des choses, c’est à dire à ce qu’elles sont et en aucun cas à ce qu’elles produisent [Seconds analytiques]. Bien plus tard, au XVIIIe siècle, Diderot (1713-1784) assimile la science à une contemplation et plus précisément à  «la collection et la disposition technique des observations relatives à [un] objet » [Article Art de l’Encyclopédie vol. I (1751), p. 713b–717b]. Cette définition distingue ainsi la science de l’art (au sens de technique) quoiqu’elle prévoit des dispositifs techniques au sein de la pratique scientifique.

Malgré la rupture épistémologique engagée depuis le XVIIe siècle, cette séparation de la science et de la technique (ou art) reproduit l’organisation des savoirs dans les universités médiévales où étaient seulement enseignés les arts libéraux incluant la grammaire, la rhétorique et la dialectique (composant le trivium) et la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique (composant le quadrivium). Ces formations étaient basées sur le système argumentatif dit scolastique qui reposait sur l’exégèse des textes antiques (les autorités) et sur l’observation naturelle. Cet enseignement permettait ensuite à d’accéder à l’une des trois facultés : droit, théologie et médecine. Les arts mécaniques (savoir-faire techniques) n’y avaient pas leur place, étaient enseignés au sein de corporations de métier et exclus du savoir officiel. Ce schéma vient de loin et reprend ce qui se pratiquait déjà dans la Rome antique où une distinction de classe séparait les artisans qui vivaient de leur métier des citoyens qui pouvaient s’adonner à des activités intellectuelles non rémunératrices. La méthode scolastique, essentiellement déductive et s’appuyant sur des textes de référence, ne tolérait aucune démarche expérimentale puisque tout le substrat du savoir se trouvait dans les textes étudiés ou la nature immédiatement observable. La science enseignée de cette façon, en tant que savoir, relève des humanités classiques et il serait anachronique de l’identifier à la science contemporaine. Dans ce cadre, les disciplines techniques (arts mécaniques) et scientifiques (selon les critères de l’époque et non formulées comme telles) s’inscrivent dans cet ordre sur une échelle de valeur croissante et cette hiérarchie perdure encore, au point qu’un ancien premier ministre français se sente obligé en 2004 de parler d’intelligence de la main pour promouvoir les enseignements techniques.

Les prémices de la science naturelle apparaissent hors des lieux de production du savoir officiel. L’émergence de cercles savants et d’académie des sciences, à partir du XVIe siècle en Italie puis dans toute l’Europe, promeut une conversation savante, non contrainte, à l’opposé des méthodes universitaires d’alors. Ce phénomène fait suite à la diffusion de nouvelles idées par la redécouverte de textes antiques (de Platon et Pythagore entre autres) qui sapent les autorités antiques et médiévales en usage dans les universités. Peu à peu, les méthodes géométriques et numériques gagnent du terrain dans la façon de concevoir le monde. Plus tard, la Renaissance achève le processus de réduction en art des connaissances, c’est à dire une formalisation et transcription de tous les savoirs d’un domaine afin d’en formaliser les règles et d’en faciliter la pratique. Cette démarche aboutit au XVIIIe siècle à la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers) qui compile les connaissances scientifiques et techniques de l’époque.

Entre-temps, le recours aux expériences et la redirection des savoirs par le prisme des mathématiques réorganise radicalement le champ scientifique. L’hypothèse d’une révolution scientifique amorcée par Galilée au XVIIe siècle, en posant la structure mathématique du monde, fait débat chez les historiens des sciences. A cette époque, le monde change néanmoins plus vite que jamais auparavant et  la science ne fait pas exception.

Plus tard, divers courants de philosophie des sciences développent des approches variées de la connaissance et des relations qu’elle entretient avec le monde réel : positivisme et marxisme au XIXe siècle, positivisme et empirisme logiques puis épistémologies critique et historique au XXe siècle. Le concept de science évolue et se diversifie alors de façon accélérée au point d’engager une véritable confusion chez le profane dès qu’il s’agit de le définir et d’identifier ce qui relève  ou non de la science.

L’explosion de la pratique scientifique amène au cours du temps l’apparition des disciplines scientifiques, où tout protagoniste de la science est spécialisé dans un domaine. On peut alors parler de sciences, au pluriel, en tant que disciplines et évoquer des spécificités locales dans le champ scientifique. Cependant, la diversité de la science ne se loge pas seulement dans ses disciplines et il faut également explorer les conditions sociales et culturelles de sa pratique, ce qui pose la question d’une science universelle.

Voici tiré à très gros trait un bref aperçu de ce que peut être la science, en regard de la technique. Cette approche fortement occidentaliste est nécessairement incomplète mais permet de poser les bases de ce qui sera développé dans ce blog.

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Bibliographie
1. Picq, P., Sagart, L., Dehaene, G., & Lestienne, C. (2008). La plus belle histoire du langage. Hermès.

Science et technique : pourquoi les réunir ?

Vous êtes ici sur un blog de culture scientifique et technique. Relier la science et la technique dans une même approche de vulgarisation nécessite, outre de les définir, d’établir un distinguo entre ces deux concepts, d’expliquer en quoi ils sont liés et pourquoi ils sont abordés ensemble. Il est alors plus facile d’analyser leurs relations, c’est à dire ce qui les rapproche et les différencie, et la façon dont ils interagissent dans les activités humaines. La dialectique de la science et de la technique qui en résulte, en ce qu’elle permet de dépasser ce qui les sépare et les oppose, permet ensuite de réfléchir à leurs implications sociétales, sur les plans philosophique, social, économique éducatif, démocratique…

La culture scientifique et technique (CST) aborde la science et la technique en tant qu’objets culturels en les rattachant à des pratiques intellectuelles, sociales et matérielles en des lieux et des époques déterminés. Définir ces termes, faire émerger les concepts associés et les relations qui existent entre eux est un des objectifs de ce blog. Nous allons tenter, en première approximation, de  définir la science et la technique de façon suffisamment générale et englobante de leur diversité pour établir un premier tableau de leurs relations.

Les multiples définitions disponibles des termes  «science» et  «technique» entretiennent toutefois une confusion dans leur emploi et leur portée. Pourtant, dans le cas où on les utilise ensemble, il faut bien les distinguer et donc adopter des définitions relativement exclusives, quitte à considérer qu’elles puissent parfois se recouper. La compréhension précise de ces termes bute également sur leur nature et leurs usages : adjectif ou substantif (pour  « technique »), accordés au singulier ou au pluriel. Il y aurait donc la technique et des techniques, de même que la science et des sciences ? Enfin, il faut admettre la polysémie de ces termes et tenir compte qu’un même mot puisse renvoyer à différents concepts (un concept étant un outil intellectuel valable dans un contexte donné, à une époque donnée).

Intuitivement, science et technique apparaissent comme deux types de connaissance, la première théorique et la seconde pratique. Cette dichotomie doit être tempérée car d’une part ces deux caractères se retrouvent simultanément dans de nombreux objets ou processus qui ne relèvent donc pas de la science ou de la technique pures et, d’autre part, science et technique se mobilisent réciproquement dans leur pratique courante. Les distinguer clairement n’est donc pas aisé. Dans la langue usuelle, ces deux concepts se  retrouvent d’ailleurs souvent mêlés, au service d’un discours biaisé ou défaillant, par exemple pour légitimer une décision par la seule expertise scientifique ou en extrayant un sujet du champ démocratique au prétexte qu’il est technique. Dans ces deux cas, science et technique se voient alors parées de vertus dont elles sont parfaitement dépourvues : l’absolu et le définitif. En tant que systèmes de connaissances, elles sont utiles à la prise de décision mais ne portent que sur des interprétations, nécessairement discutables et révisables, et des usages tout aussi critiquables.

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