Entre science et technique : une science protéiforme

Science et technique se côtoient dans la culture scientifique et technique (CST) et il est utile de les distinguer pour bien définir l’objet de la CST. Qu’est-ce que la science et comment se définit-elle par rapport à la technique ? On ne pourra pas répondre à cette question en un seul article mais il est possible de poser des jalons. Au premier abord, le terme « science » peut apparaître nébuleux et il est pratique et logique de se référer à l’origine du mot.

Étymologiquement, « science » ramène à la connaissance et au savoir, depuis le latin scientia. Si l’on veut distinguer la science de la technique, la science peut se définir en première approximation comme l’ensemble des savoirs conceptuels construits et transmissibles, indépendamment de leurs conditions de production et de leur fiabilité. Pour qu’un tel savoir existe hors de l’individu qui l’acquiert, par exemple par la réflexion, l’observation et/ou l’expérience, il faut qu’il puisse être transmis. Dès lors, si l’on accepte que la formalisation et le partage des savoirs sont des pierres fondatrices de la science, celle-ci est intrinsèquement liée au langage. L’émergence d’une science primitive ne peut être envisagée qu’après le développement d’un langage permettant la transmission d’idées. Il y a dès lors des conditions biologiques et culturelles à l’existence de la science : des possibilités biologiques d’élaborer et utiliser un langage, quel qu’il soit, et des conditions culturelles ou sociales pour que ce langage s’épanouisse.

Il ne faut pas en déduire pour autant qu’une proto-science mobilisant des abstractions est apparue chez nos ancêtres dès lors que l’aptitude à parler apparût. Au delà de son apparition, à propos de laquelle il existe diverses théories, le langage s’est probablement construit comme moyen d’améliorer la coopération entre individus d’une même espèce. Dans cette perspective, le langage est une fonction biologique avancée et peut presque être considéré comme une technique sans outil car le cerveau, le larynx et les organes associés ou toute autre partie du corps servant au langage ne sont pas des outils. Ce peut être une technique en tant qu’usage, par son caractère transmissible et donc culturel. Si l’on admet cette proposition, la science dérivant du langage, on peut considérer qu’elle se constitue en filiation de la technique, dans ses conditions de réalisation. L’état actuel des connaissances accorde la capacité langagière  à Homo Habilis qui a vécu il y a deux millions d’années [1]. Cette datation pourra être comparée à celle des premiers outils façonnés par l’homme ou ses ancêtres pour discuter de l’antériorité de la technique sur le langage, la technique pouvant se transmettre sans langage. Ce raisonnement qui peut paraître oiseux pose quelques bases de réflexion sur les interactions primitives entre science et technique et permet d’amorcer une réflexion plus poussée sur leurs relations. Le langage étant l’instrument du partage du savoir conceptuel, il apparaît dès lors une  relation fondamentale : pas de science sans instrument et donc sans technique.

Il faut tout de même revenir sur le caractère hybride du langage, entre nature et culture. Tout être humain naît avec l’aptitude biologique au langage mais ceci ne lui suffit pas pour parler. Le petit d’homme doit en effet apprendre à maîtriser cette aptitude et la développer dans un cadre collectif et donc culturel spécifiques. Tous les humains n’utilisent pas le même langage, variable selon le lieu et l’époque, et ceci est également vrai pour toutes les espèce animales qui communiquent.  Toutes portes enfoncées, ceci interroge la pertinence de la distinction entre nature et culture, très occidentale et qui n’est pas partagée par toutes les sociétés humaines.

Au delà de l’étymologie, la philosophie nous renseigne également sur le sens donné à la science au cours du temps. Pour aborder et développer le concept de science dans cet article consacré au couple science et technique, il faut prendre de la distance par rapport au cadre de pensée contemporain et se placer dans une perspective historique sur le temps long. Ceci implique de renoncer à ce qui caractérise notre science, essentiellement occidentale et extrêmement récente au regard de l’histoire de l’humanité. Ici, la science ne se définit pas en validation d’un savoir mais par la nature de ce savoir qui se pose comme représentation et compréhension du monde, relative, temporaire et plus ou moins pertinente.

Pour Aristote, au IVe siècle avant notre ère, la science s’intéresse à la nature ontologique des choses, c’est à dire à ce qu’elles sont et en aucun cas à ce qu’elles produisent [Seconds analytiques]. Bien plus tard, au XVIIIe siècle, Diderot (1713-1784) assimile la science à une contemplation et plus précisément à  «la collection et la disposition technique des observations relatives à [un] objet » [Article Art de l’Encyclopédie vol. I (1751), p. 713b–717b]. Cette définition distingue ainsi la science de l’art (au sens de technique) quoiqu’elle prévoit des dispositifs techniques au sein de la pratique scientifique.

Malgré la rupture épistémologique engagée depuis le XVIIe siècle, cette séparation de la science et de la technique (ou art) reproduit l’organisation des savoirs dans les universités médiévales où étaient seulement enseignés les arts libéraux incluant la grammaire, la rhétorique et la dialectique (composant le trivium) et la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique (composant le quadrivium). Ces formations étaient basées sur le système argumentatif dit scolastique qui reposait sur l’exégèse des textes antiques (les autorités) et sur l’observation naturelle. Cet enseignement permettait ensuite à d’accéder à l’une des trois facultés : droit, théologie et médecine. Les arts mécaniques (savoir-faire techniques) n’y avaient pas leur place, étaient enseignés au sein de corporations de métier et exclus du savoir officiel. Ce schéma vient de loin et reprend ce qui se pratiquait déjà dans la Rome antique où une distinction de classe séparait les artisans qui vivaient de leur métier des citoyens qui pouvaient s’adonner à des activités intellectuelles non rémunératrices. La méthode scolastique, essentiellement déductive et s’appuyant sur des textes de référence, ne tolérait aucune démarche expérimentale puisque tout le substrat du savoir se trouvait dans les textes étudiés ou la nature immédiatement observable. La science enseignée de cette façon, en tant que savoir, relève des humanités classiques et il serait anachronique de l’identifier à la science contemporaine. Dans ce cadre, les disciplines techniques (arts mécaniques) et scientifiques (selon les critères de l’époque et non formulées comme telles) s’inscrivent dans cet ordre sur une échelle de valeur croissante et cette hiérarchie perdure encore, au point qu’un ancien premier ministre français se sente obligé en 2004 de parler d’intelligence de la main pour promouvoir les enseignements techniques.

Les prémices de la science naturelle apparaissent hors des lieux de production du savoir officiel. L’émergence de cercles savants et d’académie des sciences, à partir du XVIe siècle en Italie puis dans toute l’Europe, promeut une conversation savante, non contrainte, à l’opposé des méthodes universitaires d’alors. Ce phénomène fait suite à la diffusion de nouvelles idées par la redécouverte de textes antiques (de Platon et Pythagore entre autres) qui sapent les autorités antiques et médiévales en usage dans les universités. Peu à peu, les méthodes géométriques et numériques gagnent du terrain dans la façon de concevoir le monde. Plus tard, la Renaissance achève le processus de réduction en art des connaissances, c’est à dire une formalisation et transcription de tous les savoirs d’un domaine afin d’en formaliser les règles et d’en faciliter la pratique. Cette démarche aboutit au XVIIIe siècle à la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers) qui compile les connaissances scientifiques et techniques de l’époque.

Entre-temps, le recours aux expériences et la redirection des savoirs par le prisme des mathématiques réorganise radicalement le champ scientifique. L’hypothèse d’une révolution scientifique amorcée par Galilée au XVIIe siècle, en posant la structure mathématique du monde, fait débat chez les historiens des sciences. A cette époque, le monde change néanmoins plus vite que jamais auparavant et  la science ne fait pas exception.

Plus tard, divers courants de philosophie des sciences développent des approches variées de la connaissance et des relations qu’elle entretient avec le monde réel : positivisme et marxisme au XIXe siècle, positivisme et empirisme logiques puis épistémologies critique et historique au XXe siècle. Le concept de science évolue et se diversifie alors de façon accélérée au point d’engager une véritable confusion chez le profane dès qu’il s’agit de le définir et d’identifier ce qui relève  ou non de la science.

L’explosion de la pratique scientifique amène au cours du temps l’apparition des disciplines scientifiques, où tout protagoniste de la science est spécialisé dans un domaine. On peut alors parler de sciences, au pluriel, en tant que disciplines et évoquer des spécificités locales dans le champ scientifique. Cependant, la diversité de la science ne se loge pas seulement dans ses disciplines et il faut également explorer les conditions sociales et culturelles de sa pratique, ce qui pose la question d’une science universelle.

Voici tiré à très gros trait un bref aperçu de ce que peut être la science, en regard de la technique. Cette approche fortement occidentaliste est nécessairement incomplète mais permet de poser les bases de ce qui sera développé dans ce blog.

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Bibliographie
1. Picq, P., Sagart, L., Dehaene, G., & Lestienne, C. (2008). La plus belle histoire du langage. Hermès.

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